Ce texte a d'abord été publié dans la rubrique "discussions" du forum, le 10 juin 2020 sour le titre « Monogamie, polyamour hiérarchique, anarchie relationnelle : déconstruire le couple et ses hiérarchies ».
Pour lui donner plus de visibilité, j'ai choisi de le proposer comme "article". Étant donné qu'il a déjà fait l'objet de commentaires sur le forum et sur
certaines pages de réseaux sociaux, j'ai préféré ne pas le retoucher. J'ai uniquement modifié le titre initial en « Déconstruire le couple et ses hiérarchies (monogamie, polyamour hiérarchique, anarchie relationnelle) » afin de faire davantage ressortir que ce texte cherche avant tout à élaborer un début de critique constructive des effets néfastes des hiérarchies, en particulier dans le polyamour dit hiérarchique. Ce texte ne pose pas une définition de l'anarchie relationnelle bien qu'il puisse en dessiner certaines lignes qui reflètent surtout ma manière de vivre l'anarchie relationnelle.
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Situation d’énonciation : cet essai est écrit avec une vague maitrise de la sociologie. Ce texte propose des pistes de réflexion empreintes de subjectivités. Mes critiques sont dirigées vers des modèles et des discours – elles ne visent pas les individus. Je suis en situation poly depuis 2013, polyamour hiérarchique de 2013 à 2018 (heureuse de la majorité des moments vécus durant cette période), anarchie relationnelle depuis.
De même que la famille est la forme principale de l’héritage du pouvoir de classe, le couple est la forme sanctifiée de la relation amoureuse contemporaine. Le polyamour hiérarchique demeure centré sur le couple. Il est une divergence mineure à l’intérieur du système monogame, c’est-à-dire une légère variation de la norme relationnelle des sociétés capitalistes. Dans une approche résolument politique, le polyamour hiérarchique devrait se penser comme une structure transitionnelle, un point d’étape rassurant avant de se diriger vers des formes d’anarchie relationnelle qui construisent en dehors du couple, au-delà ou en-deçà de la notion de couple.
Parenthèse : se qualifier ou être qualifié·e de célibataire est une manière de se positionner ou d’être positionné·e à l’intérieur de la grille de lecture du couple.
Le cadre symbolique du polyamour hiérarchique est, dans ses grandes lignes, identique à celui de la monogamie. Le polyamour hiérarchique est, dans le meilleur des cas, une tentative réformiste plus molle que vive et dont les limites structurelles peuvent apparaitre rapidement (cf. mon texte précédent : La relation poly hiérarchisée : une structure soumise à fortes tensions). Dans le pire des cas, le polyamour hiérarchique est une révolte spectaculaire. Autrement dit, il est la transformation inoffensive d’une bulle d’insatisfaction, une forme vidée de ses potentiels contestataires, une soupape qui non seulement est intégrée en proche périphérie du système normatif mais qui permet aussi sa perpétuation.
J’insiste sur le fait que je ne juge pas des situations personnelles. Je souhaite mettre en exergue le conformisme du polyamour hiérarchique et, surtout, son système de privilèges qui implique inévitablement des dynamiques oppressives, à l’intérieur et à l’extérieur de la relation principale. Je n’ai aucune velléité de destruction de la monogamie et du polyamour hiérarchique, ce qui mettrait en jeux des forces réactives. Je préfère pencher du côté des puissances créatives, celles qui visent à un changement de perception afin de mettre en lumière la grille dans laquelle nous évoluons, cette grille qui nous colle à la peau, cette grille d’ordinaire invisible puisque nous y sommes, puisqu’elle nous habite. Il n’y a qu’en la sortant de nous, qu’en la révélant, que les pas de côtés, ceux qui nous emmèneront ailleurs, seront possibles.
Parenthèse : je n’idéalise pas l’anarchie relationnelle (étiquette qui contient une multiplicité de possibles). Le tissu social actuel n’est pas adapté aux formes relationnelles non-bourgeoises. L’anarchie relationnelle se construit dans les franges aveugles de la divinité janusienne capitalisme/patriarcat qui prône l’enfermement, le repli sur les micro-utopies incarnées par la réussite de son couple et du couple qui fait famille pour que puisse se perpétuer… vous avez compris la boucle, la spirale infernale.
Je suis lasse de lire et d’entendre que l’anarchie relationnelle serait un chaos individualiste (« individualiste » a, dans ces contextes, le sens « d’égoïste », sens qui diffère dans un vocabulaire anarchiste où individualiste rime davantage avec indépendant·e et non-conformiste). L’anarchie n’est pas l’anomie. L’anarchie, c’est l’ordre sans les lois (cf. les centaines de villes qui se constituèrent en communes libres en Espagne en 1936, expériences viables dans l’ensemble qui prirent fin à cause des militaires franquistes). L’anarchie en général, et relationnelle en particulier, implique obligatoirement de penser le collectif dans lequel les individus s’articulent. L’anarchie relationnelle s’envisage sous la forme d’un réseau vivant, d’un écosystème complexe dont la stabilité repose sur davantage que deux colonnes (il ne s’agit pas de se bâtir un monument à soi, à sa relation avec l’autre, l’Unique). Le couple, qu’il soit d’obédience mono ou poly, est pourtant souvent présenté comme moins égoïste. DEUX (in)dividus, dans UN couple qui, souvent, fonde UNE famille, seraient moins égoïstes. J’en doute fort. Leurs intérêts, qui découlent de la structure couple, vont se porter en priorité sur les personnes auxquelles elles sont liées le plus directement. Celles dans les bordures seront des variables ajustables. Si une attention sincère et des sentiments affectueux et/ou amoureux peuvent être portés aux personnes en dehors du premier cercle, elles n’en resteront pas moins secondaires (à moins de remplacer LA personne primaire). Le couple fait racine quand l’anarchie relationnelle fait rhizome. Le couple définit l’essentiel de sa vision d’à-venir à partir de lui. Les relations satellitaires n’ont qu’à s’adapter ou passer leur chemin. Dans l’anarchie relationnelle, toutes les relations sont les satellites d’une personne qui est elle-même le satellite des autres. Non seulement, il n’y a pas une entité dominante, bien que tous les satellites ne croisent pas aux mêmes distances – variables –, mais il a aussi un autre système de prise de décisions censé inclure l’ensemble de la constellation, sans avantage accordé à l’antériorité. Pour quelles raisons valables une personne présente avant les autres devrait bénéficier d’un pouvoir sur celles qui arrivent par la suite ?
J’entends venir la question du respect des engagements, laquelle se pose d’une manière plus insistante lorsque deux personnes (ou plus) choisissent d’élever au moins un·e enfant. Dans ce cas, le couple, la hiérarchie à l’intérieur d’un système poly, prend souvent force d’évidence. Elle est même pensée comme souhaitable. Il est incontestable que, dans bien des cas, il y a indéniablement des avantages à cette hiérarchie conservée ou rétablie, dans notre société. C’est la solution de facilité, pour une vie (plus) facile. Est-ce pour autant la bonne solution, pour une vie bonne ? Au prétexte d’offrir un cadre sécurisant à un·e enfant ou, plus exactement un cadre que l’on conçoit comme sécurisant pour iel sans qu’iel ait pu se prononcer, l’imagination d’autres modèles est laissée en plan. Et, surtout, les relations non-hiérarchiques se trouvent invalidées. Se battre pour de petites réformes arrachées de longues luttes à l’Etat pour aménager de petites bulles élargies, une extension de la famille classique, est un pis-aller, une solution rustine, voire une récupération normative des tentatives d’éloignement d’avec le modèle standard. Je préfère militer pour une abolition de la famille et du couple. Si l’anarchie relationnelle semble parfois moins adaptée pour élever des enfants, ce n’est en rien en raison de ses fondements mais à cause du modèle sociétal qui l’enserre. Il est profondément injuste de se servir de la constatation de la difficulté à élever un enfant·e sans rétablir de hiérarchie, sans créer des fermetures, pour invalider l’anarchie relationnelle. Il est plus pertinent de relever que notre société, son tissu symbolique et juridique, est peu adapté aux développements de nouvelles formes de groupes qui s’écarteraient de la famille traditionnelle, recomposée ou non.
Si la famille et son noyau (le couple) sont supprimés, à quoi se raccrocher ? Ce qui est en jeu ici, n’est pas une remise en cause de surface, un changement d’étiquette. En dynamitant famille et couple, ce sont les notions de pérennité et de compromis qui doivent être intégralement revues. Famille et couple sont formés dans une idée de plus-value, de forteresse socio-économique, et de transmission du pouvoir au sein de la forteresse (avec toutes les inégalités de transmissions que nous connaissons ; cf. « les couilles sur la table #59, le patrimoine, enjeu capital » : . Tout ce qui se trouve à l’extérieur de la forteresse est perçu comme un danger potentiel. Que quelqu’un·e s’approche et la peur de perdre ses privilèges monte. Au moins la monogamie non-toxique (non-toxique à l’intérieur du couple) a la décence de poser la fermeture comme principe tandis que le polyamour hiérarchique laisse des portes ouvertes sans toujours indiquer qu’il faudra faire vite demi-tour dans certaines salles (cf. mon texte précédent : La relation poly hiérarchisée : une structure soumise à fortes tensions). Dit autrement, le couple mono craint d’être envahit et pose des garde-fous pour limiter les possibilités d’envahissement. Le couple poly accepte un accueil partiel avec la crainte permanente d’un débordement. Pourquoi cette crainte ? Parce que le couple est en jeu. Le couple est l’enjeu. Le couple est un acquis que les autres menacent. La peur réside dans la perte d’un statut, d’un rapport à l’autre qui établit une supériorité sur les autres, un surplomb des autres. Le couple se vit nécessairement dans une dynamique conservatrice. L’anarchie relationnelle voit autrement les relations. La fin d’une relation n’y est pas envisagée comme un échec. Et, comme il n’y a pas de couple à perdre, le sentiment d’insécurité autour du couple n’existe pas. Faire couple, c’est du même coup générer l’insécurité de la perte du couple. Inventer le couple, c’était inventer son explosion, sa rupture. La situation de couple peut difficilement être vécue d’une manière sereine si elle n’est pas appréhendée comme une situation temporaire. L’écrasante majorité des définitions du mot « couple » vont dans ce sens, celui de la réunion occasionnelle de deux personnes. Son acception courante, sa forme connotative, est pourtant tout autre : l’occasionnel est tordu à l’extrême pour se rapprocher de l’habituel.
C’est à ce moment qu’arrivent les incontournables compromis. Si le fugace peut être transformé en pérenne, c’est par le biais des compromis, ces prétendus indispensables outils des adultes prétendument responsables. Le couple instaure comme obligatoire les compromis. Tu DOIS faire des compromis, sinon tu n’es pas investi·e, tu ne m’aimes pas vraiment, tu ne prends pas soin de moi, etc. La belle mécanique de culpabilisation, le beau marchandage sous forme d’un compromis contre un autre compromis. Il y a des compromis acceptables. Ce qui est problématique est l’obligation du compromis. Pourquoi à tout prix trouver un compromis plutôt que de se dire que la modification de la forme de la relation est aussi une possibilité, une possibilité pas moins bonne que le compromis ? Dans le cadre du polyamour hiérarchique, ces compromis peuvent prendre la forme de restrictions abusives sur les fréquentations de son/sa partenaire principal·e. Depuis sept ans, quand j’écoute des polys hiérarchiques, je constate que, dans la majorité des cas, lorsque est abordée la question de prendre soin, celle-ci est entendue comme prendre soin de la relation principale, c’est-à-dire faire attention à ce que les privilèges en place soient conservés. Pourquoi les nouvelles relations auraient-elles droit à moins d’égards que les anciennes ? Ah oui, l’antériorité, ce qu’ailleurs nous qualifierions de respects des traditions. Dans ce cas, il est souhaitable d’être arrivé·e la première ou le premier, d’occuper le sommet et d’ériger de hautes murailles pour en rendre moins facile l’accès (à une autre échelle, on obtient la forteresse Europe). Dans cette conception, il est évident que le sommet est un espace étroit et non un large plateau. Lorsque primaire/secondaire rime de plus en plus avec dominant·e/dominé·e·s, pouvons-nous continuer à qualifier d’éthique le polyamour hiérarchique ? L’éthique peut être présente mais circonscrite au couple. Les satellites feront sans. Il est entendu que les satellites ne se comporteraient pas d’une manière éthique s’iels ne conservaient pas une respectueuse distance. Chacun·e à sa place et que le couple soit révéré.
Longtemps, trop longtemps, j’ai établi une distinction entre une hiérarchie descriptive et une hiérarchie prescriptive. Je suis convaincue, aujourd’hui, qu’il s’agit d’une erreur. S’il est pertinent de réfléchir à certaines étiquettes sous la forme descriptif/prescriptif (cf. ici), penser la hiérarchie avec cette catégorisation est une fausse route, je dirais même plus un chemin dangereux. Dans les faits, la hiérarchie descriptive est une version diffuse de la hiérarchie prescriptive, une hiérarchie prescriptive qui ne dit pas son nom, impensée ou non-assumée.
Parenthèse : deux personnes en relation qui habitent ensemble ne sont pas nécessairement dans une situation hiérarchique. Hiérarchiser, c’est établir des privilèges, une classification des individus sur une échelle verticale. Si habiter ensemble est désarticulé de mécanismes de mise à distance des autres, de privilèges et d’une mise en scène de la supériorité de la relation des deux personnes partageant un même espace sur les autres, alors il est possible que deux personnes qui selon les standards classiques seraient qualifiées de couple, de relation principale, soient deux personnes qui vivent en anarchie relationnelle dans un habitat partagé.
Une base incontestée de l’anarchie relationnelle est l’absence de hiérarchie. La hiérarchie est, j’espère l’avoir bien fait ressortir, non seulement dommageable pour les personnes extérieures au couple mais aussi pour le couple lui-même. Je ne prétends pas qu’il soit aisé de sortir des dynamiques hiérarchiques et de les mettre à distance sans qu’elles reviennent de manières insidieuses. La hiérarchie, et les prises de pouvoir qu’elle entraine, doit être davantage pensée. Et, dans un second temps, déconstruite lorsque nous nous sentons suffisamment en confiance pour le faire. L’absence de hiérarchie ne signifie en aucun cas que toutes les relations doivent être équivalentes, bénéficier du même investissement, etc. Ne pas hiérarchiser ne veut pas dire que nous n’avons pas envie de passer plus de temps avec une relation qu’avec une autre. Mettre la hiérarchie de côté, renvient à ouvrir les possibles, à accepter la fluidité des parcours et des émotions, les envies variées et les besoins différents de chaque personne. Déconstruire la hiérarchie me semble positif pour l’ensemble des personnes d’une constellation. Peut-être qu’individuellement ou pour les paires soudées, il y a des choses à perdre mais l’écosystème relationnel ne peut en sortir que plus résilient, plus brillant. Et, avec le recul, ces choses perdues apparaitront pour ce qu’elles étaient, des scories limitantes, aliénantes.
L’anarchie relationnelle ne fleurira pas dans les intervalles, dans les marges laissées vacantes. Elle poussera dans les marges conquises, par nos mots et par nos actes.
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Références/influences bibliographiques :
BOURCIER Sam, Homo inc.orporated : le triangle et la licorne qui pète, Paris, Cambourakis, coll. Sorcières 2017. Un indispensable dans une bibliothèque queer !
BOURDIEU Pierre, Manet, une révolution symbolique, Paris, Seuil : Raisons d'agir, coll. Cours & travaux, 2013.
DAMASIO Alain, La Zone du Dehors, Paris, Gallimard, coll. Folio S.-F, 2009, édition réécrite et postfacée [Paris, CyLibris, 1999].
DEBORD Guy, La Société du Spectacle, Paris, Gallimard, 1992 [Paris, Buchet-Chastel, 1967].
Et, une pincée de Gilles Deleuze.