Cet article a plusieurs autrices. Il est issu d’une réflexion collective d’un groupe relativement mixte en orientations sexuelles, en genres et en avis sur les questions abordées. Cette réflexion a été complétée par la lecture d’une série d’articles déjà disponibles sur la question (liste fournie dans la conclusion). Cet article utilise le féminin neutre, parce que c’est pas plus arbitraire que le masculin neutre que l’on voit beaucoup trop par ailleurs.
Objet de cette série d’articles
Son but est de recenser différents types d’arguments féministes en faveur ou en défaveur du polyamour. Nous ne pouvons évidemment pas atteindre l’exhaustivité, mais n’hésitez pas à commenter !
La plupart des arguments sont surtout valables pour des relations entre une personne féminine et une autre plus masculine.
Les pratiques polyamoureuses constituent-elles un lieu de reproduction, voire d’exacerbation, des rapports inégalitaires entre les genres ? Ou recèlent-elles au contraire un potentiel émancipateur ? Il ne s’agit pas ici de prononcer un verdict général, mais de distinguer différents points de vue féministes et surtout différentes manières de pratiquer le polyamour. La visée est à la fois théorique (recension et clarification des arguments disponibles) et pratique (quelles pistes peut-on dégager, concernant la possibilité de pratiques polyamoureuses émancipatrices ?).
“Féminismes”
On peut entendre ici par “féminisme” une perspective politique reposant sur la conviction que les femmes subissent une injustice spécifique et systématique en tant que femmes, et qu’il est possible et nécessaire de redresser cette injustice par des luttes individuelles ou collectives”*. C’est un terme qui recouvre un très vaste éventail de positions** (pas forcément exclusives les unes des autres), dont les différences sont souvent loin d’être claires. Ce n’est pas ici le lieu de développer. On ne développera que ce qui nous a semblé nécessaire à la compréhension des positions multiples que les théories féministes peuvent adopter au sujet du polyamour.
*Bereni L. et al, Introduction aux études sur le genre, 2012. **A noter que les définitions des termes de ce tableau font en elles-mêmes l’objet de nombreux débats. La distinction entre féminismes radical et matérialiste notamment est délicate, et celle que nous ferons dans la suite de cet article ne correspond pas à celle opérée dans le tableau. Cf. aussi la présentation sur wikipédia.
“Polyamours”
On peut définir le polyamour comme la possibilité d’avoir plusieurs relations sentimentales honnêtes et assumées avec plusieurs partenaires simultanément (chaque relation pouvant comprendre ou non des rapports sexuels). Ajoutons que le polyamour suppose que toutes les personnes concernées sont consentantes et peuvent avoir également d’autres relations intimes.
Il peut être vu comme une orientation romantique de fait (j’aime plusieurs personnes et éventuellement ne pourrais supporter la monogamie) ou un choix (je veux m’autoriser à aimer plusieurs personnes). Il peut ou non être vécu sur le mode de l’anarchie relationnelle*.
Notons ici d’emblée (on y reviendra en conclusion) que la façon de vivre le polyamour aura un grand impact sur la réalité de ces mécanismes de pouvoir. Il est par exemple possible de vivre le polyamour comme un célibat autorisant plusieurs relations peu impliquantes, ou plutôt comme l’engagement durable dans plusieurs relations simultanées.
* Les anarchistes relationnels examinent chaque relation (sexo-affective ou autre) dans leur spécificité individuelle, sans les catégoriser dans des normes définies par la société comme « juste amis », « dans une relation amoureuse » ou « dans une relation libre ».
Les polyamoureux-ses : des féministes ?
La définition du « polyamour » proposée en introduction est elle-même déjà teintée de féminisme, puisqu’elle met en jeu une culture du consentement. Pour commencer cette série d’articles nous pouvons donc, de manière empirique, constater un lien historique et sociologique entre polyamours et féminismes.
Historiquement, le polyamour est lié au féminisme
Au début du XXe siècle
L’une des premières théorisations du polyamour est due à Alexandra Kollontaï (1872-1952), militante socialiste et féministe, sous le nom d’amour-camaraderie. Ce concept est largement diffusé dans les milieux libertaires de l’époque, en particulier par E. Armand. Par là sont théorisés certains des avantages politiques et philosophiques de l’amour libre sur la monogamie traditionnelle (et le mariage) dans le cadre de la lutte contre l’oppression patriarcale. Pour les anarcha-féministes dont Emma Goldman (1869-1940), « puisque l’anarchisme est une philosophie politique opposée à toute relation de pouvoir, il est intrinsèquement féministe »*.
* Susan Brown, The Politics of Individualism: Liberalism, Liberal Feminism and Anarchism, Montreal, Black Rose Books, 1993, p. 208.
Selon la sociologue Anne Steiner, « dans les premières années du vingtième siècle, des femmes luttent pour le droit à une sexualité libre, diffusent des conseils et des méthodes pour la limitation volontaire des naissances, réfléchissent à de nouvelles méthodes d’éducation, refusent le mariage et la monogamie, expérimentent la vie en communauté. Militantes anarchistes individualistes, elles ne croient pas que la révolution ou la grève insurrectionnelle puisse être victorieuse dans un avenir proche et refusent la position de génération sacrifiée. Pour elles, l’émancipation individuelle est un préalable à l’émancipation collective et la lutte contre les préjugés est une urgence. C’est pourquoi, elles questionnent toutes les normes, toutes les coutumes, toutes les habitudes, soucieuses de n’obéir qu’à la seule raison »*. Elle cite en exemples : Rirette Maîtrejean, Anna Mahé, Émilie Lamotte et Jeanne Morand.
* Anne Steiner, Les militantes anarchistes individualistes : des femmes libres à la Belle Époque, Amnis, Revue de civilisation contemporaine Europes/Amériques, no 8, 2008, texte intégral
Les années post-1968
Les années post-68 remettent au goût du jour les théories de l’amour libre libertaire. Cette réactualisation est souvent dénoncée comme trop insouciante (vis à vis de la gestion de la jalousie, des MST, des dérives sexistes, etc.). Mais elle est encore traversée par la volonté d’inventer un autre modèle familial, parfois en partageant une forme de parentalité entre plus que deux adultes, et qui ne tourne plus autour de la figure du père ni de l’assignation à un rôle de mère. Selon la sociologue Julie Pagis :
Ces actrices (et acteurs) tentent alors de « délégitimer les règles, normes et représentations qui présentent les groupes sociaux [de sexe] comme des groupes naturels en opposant à la famille tout un ensemble de “structures familiales subversives” comme la vie en communauté, la subversion des liens de parenté, la liberté sexuelle extra-conjugale, etc. Près de la moitié de nos enquêté(e)s ont ainsi vécu au cours des années Soixante-dix des expériences de relation de couple ouverte, et près de 40% ont connu des expériences de vie en communauté. Enfin, si les enquêtées peuvent penser leurs trajectoires en continuité avec leurs engagements féministes passés, […] l’intériorisation de la domination masculine est [notamment] à l’origine de la résistance à ces transformations et explique également les nombreux échecs dans les tentatives de “structures familiales subversives” (de la libération sexuelle aux tentatives plus ou moins longues de vie en communauté). L’acquisition des dispositions, pratiques, correspondant à une condition féminine émancipée est un processus de longue haleine, à ce jour inachevé. »
Sociologiquement, les polyamoureuses sont souvent féministes
Les polyamoureuses (et polyamoureux) ont en général davantage de distance par rapport aux normes sociales, et en particulier aux normes de genre, à l’œuvre dans les relations amoureuses.
Ceci est probablement renforcé par l’effet de communauté qui caractérise de nombreux groupes polyamoureux. Ceci implique la possibilité de bannir, formellement ou informellement, les personnes ayant eu un comportement sexiste inacceptable. On peut également noter l’existence d’une culture de groupe valorisant (bien plus que la normale) les positionnements féministes. Nous parlerons par la suite de la communauté polyamoureuse ; attention, toutes les polyamoureuses (et polyamoureux) ne se considèrent pas comme membres d’une communauté et/ou ne participent pas aux événements ou groupes de discussion collectifs.
Dans le cadre d’un questionnaire à choix multiples proposé sur le groupe “polyamour” francophone en 2017, les membres ont pu se prononcer sur la question “Comment vous définissez-vous par rapport aux féminismes ?”. Voici les résultats, sachant qu’il était possible de choisir simultanément plusieurs propositions et de proposer ses propres réponses :
- 123 ont choisi “Je suis féministe”
- 64 ont choisi “Je suis allié·e / sympathisant·e”
- 40 ont choisi “Je suis militant·e féministe”
- 14 ont choisi “Je suis pour que chacun et chacune fasse ce qu’il veut et ce que le rend heureux.”
- 7 ont choisi “Je suis opposé à la vision simpliste du féminisme de notre époque”
- 7 autres réponses ont reçues 18 votes
Ces choix étant visibles de toutes, il est très probable que la pression de groupe et à la norme ait entraîné une surreprésentation des réponses socialement acceptables (ici, donc, en faveur du féminisme). Toujours est-il que le féminisme reçoit une adhésion écrasante. Les réponses attestant d’une défiance (ou au moins d’une remise en cause de courants perçus comme dominants au sein des féminismes) ne remportent en tout que 14 votes sur 242.
Les milieux polyamoureux ne sont pas sécurisés pour autant
Cependant l’idée selon laquelle, lorsqu’on aurait remis en cause une norme sociale (ici l’exclusivité sexuelle et amoureuse), on tendrait spontanément à faire preuve de progressisme (réel et pas seulement de posture), en particulier sur un plan féministe, reste discutable. Les milieux polyamoureux ne sont pas toujours aussi sûrs vis-à-vis des agressions sexistes qu’ils sont réputés l’être. Nous attirons ici l’attention sur deux points particuliers, qui reviennent souvent dans les témoignages de personnes concernées.
Effet de milieu et “victim blaming”
Il faut d’abord pointer un possible “effet de milieu”, qui n’a d’ailleurs rien de spécifique aux milieux polyamoureux. Dans la petite communauté polyamoureuse (tous les polyamoureux ne sont pas communautaires), les personnes se connaissent. Malgré la connaissance théorique des problèmes de culpabilisation des victimes (“victim blaming”), il y aura souvent des personnes pour mettre en question la bonne foi des victimes (“tu exagères”, “tu aurais dû refuser plus clairement”, etc.), ou pour défendre une personne connue soupçonnée d’abus (“mais X est un gars bien, il a dû y avoir malentendu”, etc.).
Les effets pervers de la réputation pro-féministe des milieux polyamoureux
Notons également un élément plus spécifique aux milieux polyamoureux. La réputation pro-féministe de ceux-ci peut avoir une série d’effet pervers :
-
Cette réputation pro-féministe conduit les femmes à baisser leur garde.
En premier lieu, la réputation pro-féministe des milieux polyamoureux peut amener les potentielles victimes à se croire davantage en sécurité. Elles seront ainsi conduites à baisser leur garde, et à risquer davantage d’abus. -
Cette réputation pro-féministe attire les “polyfake”.
L’idée d’une plus grande liberté sexuelle associée au polyamour, ainsi que la moindre méfiance exercée par les femmes, peut également attirer dans ces milieux des hommes peu respectueux en quête de relations sexuelles. Ces hommes peuvent parfois se transformer en agresseurs. Un terme a été inventé pour désigner de tels individus : le “polyfake” (cf. le deuxième article de cette série sur la question de la libération sexuelle). -
Cette réputation pro-féministe endort la vigilance des pairs.
Le fait de se percevoir comme un milieu où le patriarcat a moins d’emprise, peut entraîner davantage de tolérance face à ce qui alerterait hors d’un contexte polyamoureux.
La différence d’âge est par exemple mieux tolérée. Or, structurellement (et sans que cela implique quoi que ce soit concernant la qualité de chacune de ces relations prise individuellement), elle peut être vue comme le symptôme d’un sexisme dans la construction des relations amoureuses. En effet, de façon écrasante, ce sont des hommes plus âgés qui sortent avec des femmes plus jeunes et pas l’inverse.
Polyamours : libération et/ou objectification sexuelle ?
Le polyamour comme libération sexuelle et amoureuse des femmes
Le féminisme libéral et la critique des traditions
Une défense féministe du polyamour peut être qualifié de “libérale”. Nous choisissons de définir le féminisme libéral comme un style d’analyse qui considère qu’une source du sexisme réside dans les traditions héritées, supposées irrationnelles. Ces traditions se manifesteraient dans des stéréotypes et éventuellement des structures institutionnelles (politiques, juridiques…), qui porteraient préjudice aux personnes identifiées comme femmes. Ceci, notamment, en les privant arbitrairement d’une partie de la liberté dont devrait jouir tout être humain.
L’argument qui nous intéresse se concentre sur un certain type de liberté : la liberté sexuelle et amoureuse.
Cette position libérale peut parfois, en France (sous la plume, par exemple, d’Elisabeth Badinter), faire référence à l’idée d’une liberté sexuelle-amoureuse supposée spécifiquement française. Cette idée peut parfois être utilisée comme élément de critique envers la “culture musulmane”, et/ou la position “anti-sexe” de certaines féministes radicales.
La critique de l’exclusivité dans son caractère asymétrique
Ce qui nous intéresse ici est la critique de l’exclusivité sexuelle et amoureuse que peut développer le féminisme libéral et l’éloge fondamental de toute forme de non-exclusivité. Il est dès maintenant utile de distinguer plusieurs pratiques du polyamour, certaines étant moins concernées par l’éloge (ou la critique) de la non exclusivité :
- la polyexclusivité désigne des relations exclusives à plus de deux personnes, comme les triades, et sera peu concerné par la non exclusivité
- le polyamour inclusif désigne une préférence pour que les coamoureuses (relations de nos relations) se connaissent et se fréquentent, du moins amicalement, ce qui est souvent associé à des relations plus durables, pouvant aboutir à des structures polyfamiliales
- le polycélibat et le polyamour solo seront plus concernés par l’éloge (ou la critique) de la non-exclusivité puisqu’ils désignent respectivement l’absence de relations durables et l’évitement des relations centrées sur le couple.
La critique libérale de l’exclusivité peut pointer le caractère asymétrique de celle-ci. Dans la plupart de ses versions historiques, la monogamie tend en effet à contraindre la seule liberté des femmes. Au contraire, la non-exclusivité masculine tend à être cautionnée ou du moins tolérée, résultant souvent en une polygynie de fait.
La non-exclusivité assumée permettrait donc aux femmes d’acquérir la liberté sexuelle et amoureuse, dont les hommes disposaient en réalité déjà à l’intérieur du cadre de la supposée exclusivité respective.
Les effets sociaux inégalitaires de la libération sexuelle hors de la relation
Nous nous intéressons dans ce paragraphe aux inégalités générées à l’extérieur des relations sexuelles ou amoureuses elles-mêmes.
Au niveau de la société globale (il n’est pas ici question uniquement des milieux polyamoureux ou de quelconques milieux progressistes ou militants) : le fait, pour un homme, de désirer et surtout de vivre plusieurs relations sexuelles et amoureuses simultanément, pourra être valorisé, ou du moins considéré comme normal.
Au contraire, une femme aura davantage à faire face à de l’incompréhension (“et la vie de famille ? et les enfants ?”), voire à du mépris et du dénigrement (notamment sous la forme du “slut shaming”).
Par ailleurs, notons qu’une personne polyamoureuse perçue comme issue de sociétés où des formes de polygamie traditionnelle (polygynie) ont pu ou peuvent se pratiquer, sera bien plus qu’une autre soupçonnée de reproduire de telles pratiques polygynes.
Dans certains milieux féministes (adhérant de près ou de loin à un postulat radical mettant l’accent sur l’objectification du corps féminin, cf. ci-dessous), une polyamoureuse en relation(s) hétérosexuelle(s) pourra également voir son autonomie questionnée. Elle pourra être supposée a priori une victime aliénée de la domination masculine. Notons que la non-exclusivité ne sera alors pas non plus une pratique valorisante pour les hommes, soupçonnés d’être des consommateurs sexuels insatiables.
La libération sexuelle comme objectification débridée du corps féminin
Le féminisme radical et la critique de l’objectification sexuelle
L’objectification du corps féminin est un concept qui intervient dans des analyses souvent désignées comme “radicales”.
Ces analyses, contrairement à celles désignées dans la suite comme “matérialistes” (cherchant à décrire les évolutions historiques et sociales des rapports de pouvoir sexistes), visent plutôt à dégager une “racine” essentielle (par-delà les variations historiques et sociales) de la domination masculine. Il s’agirait de l’érotisation de la domination, l’objectification sexuelle du corps féminin.
Certains textes tentent de rendre compte, à partir du sexisme ainsi conçu, d’autres structures de domination. L’objectification sexuelle serait à la racine du consumérisme capitaliste (objectification de toute valeur par marchandisation), de l’exploitation animale (objectification de la vie sensible), des dominations de race et de classe, etc.. Cette position peut s’accompagner du constat d’une sexualité systématiquement dégradante pour la pénétrée et valorisante pour le pénétrant.
Un tel style argumentatif, dans la mesure où il prend l’objectification comme l’essence du sexisme, va souvent de pair avec une critique fondamentale et définitive de certaines pratiques sociales. Ces pratiques sont dénoncées comme étant fondatrices et reproductrices de la domination masculine. Lorsque une femme affirme consentir à de telles pratiques, et éventuellement y trouver une forme d’épanouissement, elle sera considérée comme fortement conditionnée et aliénée par le patriarcat.
Les positions “radicales” seront par exemple souvent associées à : des thèses abolitionnistes sur la prostitution (celle-ci étant considérée comme un viol rémunéré) ; une condamnation de la pornographie ; une critique des pratiques sexuelles BDSM ; une critique des religions comme étant foncièrement patriarcales ; etc.
La critique de la non-exclusivité comme objectification débridée
De la sorte, ce style argumentatif peut déboucher sur une critique fondamentale et définitive de la non-exclusivité hétérosexuelle (même si certains des arguments pourraient peut-être s’étendre à une non-exclusivité homosexuelle). La non-exclusivité y est en effet conçue comme une aggravation de la domination à l’œuvre de manière essentielle dans les relations hétérosexuelles. La non-exclusivité ne serait rien d’autre que le libre-cours laissé à l’objectification du corps des femmes par les hommes. La non-exclusivité serait, à la limite, une forme de prostitution gratuite : elle serait destinée à assouvir les désirs sexuels des hommes pour un coût temporel, financier et affectif minimal de leur part.
Cette objectification assimile les femmes à des trophées, que la non exclusivité permet d’accumuler de manière décomplexée. L’homme non-exclusif recherchant des partenaires de plus en plus attractives afin de grimper l’échelon social du patriarcat en fonction de la valorisation qui est faite des compagnes à son bras.
Autrement dit, la non-exclusivité serait à l’objectification hétérosexuelle ce que le néolibéralisme est au capitalisme : son expression la plus débridée et complète. Objectification hétérosexuelle et capitalisme peuvent même être confondus en une seule structure socio-historique faisant des corps féminins des objets disponibles et interchangeables : le “capitalisme sexuel” ou l’“individualisme patriarco-libéral”.
Objection et réponse possibles : la “pseudo-affectivité”
Mais on peut objecter qu’un tel argument identifie abusivement deux types pourtant bien distincts de non-exclusivité hétérosexuelle : d’une part, les relations sexuelles libres ; d’autre part, le polyamour (qui inclut certes les relations sexuelles libres, mais également des relations romantiques non-sexuelles, des relations polyexclusives et des relations d’une vie).
On peut alors trouver la réponse suivante de la part des radicales : de même que l’égalitarisme fallacieux du contrat non-exclusif (“discours pseudo-avantgardiste”, “paravent prestigieux” qui cacherait potentiellement ou même nécessairement une non-exclusivité imposée), “l’amour” du “polyamour” n’est qu’une “pseudo-affectivité” mensongère, qui drape l’objectification en chaîne dans la tendresse.
Non exclusivité et durée des relations
Ces critiques radicales de la non-exclusivité dépendent (ou moins partiellement) du fait qu’elle fragilise les relations. Les arguments souvent avancés sont la mise en concurrence entre potentielles partenaires ou le partage de ressources (limitées) permettant habituellement l’entretien des relations (temps et énergie psychologique). Ceci s’accompagne d’une tendance « sexe-positif » et de féminisme « pro sexe » (parmi les personnes se sentant appartenir à la communauté poly), qui facilitent la désinhibition sexuelle (dans un cadre attentif au consentement mutuel enthousiaste ou à son absence). Cependant, le fait que les relations non-exclusives soient plus éphémères ou concurrentielles que les relations exclusives reste à démontrer.
Dans le zapping mono, les personnes sont contraintes d’abandonner une relation pour en initier une autre ayant l’attrait de la nouveauté. La concurrence entre partenaires et partenaires potentielles est rude, puisqu’elle entraîne (a priori) une rupture d’un côté ou un prolongement d’un célibat forcé de l’autre (à moins de procéder à la tromperie, chose dénuée de fondement en relation non-propriétaire).
Un simple intérêt pour une autre personne, associé à un moindre travail sur la jalousie (voire à son idéalisation), entraîne fréquemment des ruptures.
Il suffit de s’intéresser à n’importe quelle comédie romantique pour constater que l’exclusivité est en soi une cause fréquente de fragilisation et d’arrêt des relations amoureuses.
Au contraire, la non exclusivité permet de préserver des relations qui évoluent. Nulle n’est tenue de satisfaire pleinement les envies de l’autre. Une relation peut être maintenue pourvu qu’elle reste agréable aux concernées, sans “bloquer” quiconque dans une relation partiellement insatisfaisante ni nécessiter de rupture brutale de l’attachement à l’autre. Les relations n’ont (a priori) pas de raison d’être mises en concurrence, puisqu’elles peuvent coexister.
Il est probable que les relations polyamoureuses soient en moyenne plus courtes. Mais l’idée de polyamoureuses aux relations nécessairement multiples, légères et de courte durée traduit une méconnaissance du sujet (et de la diversité du polyamour), parfois associée à un slutshaming.
Positions possibles face à la thèse radicale : essentialisme et “polyfake”
Une telle position nous paraît mettre en jeu des mécanismes argumentatifs relevant de l’essentialisme. L’essentialisme peut être conçu ici comme l’absence de prise en compte des variations historico-sociales d’une certaine pratique, c’est-à-dire comme la réduction de l’ensemble des versions de cette pratique à l’une d’entre elles (ou plus exactement, à l’analyse qui en est faite). Ici, c’est toute forme de non-exclusivité sexuelle et/ou amoureuse, que l’on réduit au cas de relations hétérosexuelles de nature sexuelle, sans engagement affectif, et impliquant de l’objectification sexuelle.
Un tel essentialisme ne peut fonctionner qu’en ayant recours à l’opposition apparence/essence. La diversité historique et sociale (difficile à nier) ne serait qu’une apparence, dissimulant l’essence qu’est l’objectification sexuelle. C’est d’une manière semblable que fonctionnent l’argument de la “pseudo-affectivité” ou le recours au concept d’aliénation. Mais que faire des cas où l’“apparence” résiste de manière éclatante à toute réduction à l’essence auparavant dégagée ? Pensons par exemple au cas de relations amoureuses excluant définitivement toute dimension sexuelle…
Ce genre de positionnement radical conserve un mérite : celui de rendre plus aisément identifiables les comportements qui relèvent effectivement de l’objectification sexuelle.
En effet, affirmer qu’aucun comportement auto-revendiqué “polyamoureux” ne tombe sous la critique radicale, correspondrait à l’essentialisme inverse. La question ne peut être tranchée a priori, mais seulement en référence à un éventail d’expériences aussi large que possible. Or de fait, certains témoignages et articles dégagent un type d’homme supposément polyamoureux, le “polyfake”, qui utilise l’étiquette “parce que cela [lui] donne une couverture philosophique, politique, éthique et sympa”, afin d’assouvir ses désirs sexuels au maximum et pour un coût minimal. Ce personnage pourrait correspondre assez bien à la version du polyamoureux donnée par le féminisme radical tel que nous l’avons présenté. La critique de l’objectivation ne doit cependant pas se restreindre à la dénonciation des polyfake : toute relation hétérosexuelle sous patriarcat peut être une occasion d’objectisation, qu’elle soit polyamoureuse ou pas.
Les rapports de pouvoir à l’intérieur des relations polyamoureuses hétérosexuelles
Le polyamour comme acquisition d’une autonomie nouvelle par les femmes
On peut trouver une autre version de l’argumentaire féministe favorable à la non-exclusivité sexuelle et amoureuse, mais selon un style argumentatif plus “matérialiste” que libéral.
Le féminisme matérialiste et la mise au jour des rapports de pouvoir
Nous allons caractériser ici le « matérialisme » comme un certain style d’analyse des inégalités sociales, et dans notre cas du sexisme. Dans des positions de style davantage « libéral », celui-ci est considéré comme une relique culturelle qui empêche d’atteindre une égale considération des intérêts humains. Le matérialisme considère les inégalités sociales plutôt comme l’effet d’un rapport de pouvoir évolutif entre des groupes humains aux désirs et intérêts divergents, l’un exerçant sur l’autre sa domination (ici, le groupe des hommes sur celui des femmes*).
Ainsi défini de façon très large, le matérialisme est susceptible de recouvrir des thèses très différentes. Les féministes dites “matérialistes” ont pu produire des analyses distinctes et parfois divergentes sur la nature du sexisme et la meilleure manière de le combattre.
*En un sens, non pas naturalisant, mais social : “les hommes” et “les femmes” sont des termes qui désignent ceux et celles dont les situations et pratiques les construisent comme tel(le)s dans un cadre social donné. L’un des aspects essentiels du matérialisme consiste bien, dans la tradition de Marx, à affirmer que les groupes sociaux ne préexistent pas (dans une quelconque “nature”) à leurs rapports historiques.
Le contrôle de la sexualité féminine comme appropriation
Un type d’argumentaire matérialiste concentre son analyse du sexisme sur le contrôle de la sexualité des femmes par les hommes. Ce contrôle découle donc d’un rapport de pouvoir actuel entre deux groupes humains.
Ce contrôle de la sexualité féminine peut alors être considéré comme un aspect de la domination masculine entendue comme une forme d’appropriation ou de mise sous tutelle généralisées (sexuelle, affective, économique, juridique, etc.) des femmes par les hommes. Appropriation qui passerait plus généralement par la relégation des femmes à la sphère domestique (dans un but de maintien du lignage paternel et/ou d’exploitation du travail domestique).
L’éloge de la non-exclusivité sexuelle et amoureuse
Cet argumentaire féministe semble aboutir à un éloge fondamental de toute forme de non-exclusivité sexuelle et/ou amoureuse. La nature de l’éloge est, néanmoins, différente de l’argument libéral de la “liberté sexuelle” (cf. deuxième partie). La non-exclusivité sexuelle et/ou amoureuse, ce n’est pas simplement ici la possibilité pour les femmes d’assouvir leurs désirs au même titre que les hommes. C’est la possibilité de s’émanciper de la tutelle masculine*, c’est-à-dire d’acquérir une autonomie (sexuelle, affective, économique, juridique, etc.) nouvelle. Ceci, par la sortie du rapport de dépendance à l’égard d’un partenaire unique.
Cette autonomisation de la femme par rapport à l’homme à travers la non-exclusivité sexuelle et/ou amoureuse peut être favorisée par le fait qu’une femme polyamoureuse en relations hétérosexuelles ne soit plus sous la dépendance d’un homme. Cependant, les relations poly solo ou de polycélibat permettront par leur nature une plus grande indépendance que les relations de polyfidélité ou de vie avec cohabitation(s) qui pourraient amener à être sous la dépendance de plusieurs hommes au lieu d’un seul.
*Libération également possible par l’intermédiaire de relations exclusivement non-hétérosexuelles. Mais là encore, malheureusement, cet article ne traitera que très indirectement de cette possibilité.
Différents mécanismes d’autonomisation
Le refus de l’appropriation de l’autre :
Le refus de l’appropriation du corps de l’autre est partagé par l’approche ‘libérale”. Mais elle a ici pour spécificité de s’appuyer sur une analyse du sexisme comme rapport de pouvoir (s’exerçant à travers l’appropriation d’un groupe, les femmes, par un autre, les hommes).
Le refus de l’appropriation du corps peut alors s’étendre, du refus du contrôle de la sexualité, au refus de la division sexuelle du travail et de l’exploitation domestique, conçues comme d’autres formes d’appropriation du corps féminin.
L’appropriation du corps allant souvent de pair avec celle de l’esprit et du cœur, le premier point implique également le refus de l’appropriation du cœur et de l’esprit de l’autre ; et en particulier, dans l’analyse matérialiste que nous présentons ici, des femmes.
La contestation de la division sexuelle des tâches doit aller de pair avec la réduction de la charge mentale (“astreinte ou coût résultant des contraintes relatives aux exigences d’une tâche”, ici les tâches domestiques) pour les femmes.
Plus grande capacité à détecter et faire face aux potentiels abus d’un partenaire :
- Par la possibilité de comparer dans la simultanéité les comportements de partenaires respectifs à son égard, pour mieux détecter les comportements abusifs ;
- Par la possibilité de se plaindre auprès des autres partenaires, qui pourraient aussi constater les abus par eux même, particulièrement en relation poly-inclusive ;
- Par la possibilité de mettre en concurrence ses partenaires masculins (ce qui est rejeté dans la plupart des relations poly inclusives, mais praticable lorsque les partenaires ne se connaissent pas) ;
- Par la facilitation de la rupture, qui pose moins de risque d’isolement et de solitude.
Connaissance par l’expérience :
Plus positivement, la possibilité émancipatrice pour les femmes d’acquérir une expérience, de développer une connaissance des autres et surtout de soi (de ce qu’elles désirent, de ce qu’elles ne désirent pas), peut-être plus étendue et/ou assurée que dans le rapport à un partenaire unique.
Rupture avec le mythe du prince charmant :
La possibilité de lier plus facilement des relations permet une moindre dépendance vis-à-vis de “la bonne personne du moment”, qu’on retrouve en relations exclusives. Comme tout le monde n’est pas « à plein temps », il est plus facile pour chaque personne d’entrer en relation avec une ou plusieurs personnes.
Pour les polyamoureuses appartenant à la communauté poly, il est sensible que les normes classiques de beauté y ont un peu moins d’emprise (le quatrième article abordera ce sujet plus en détail). Les “moches et les vieilles” seront donc en moyenne moins exclues du « grand marché à la bonne meuf » et moins dépendantes de la “relation providentielle”. On peut cependant relever une dissymétrie plus subtiles mais bien présente entre relations principales et secondaires (ce qui est en quelque sorte une amélioration face au choix qu’offre la monogamie : en couple ou éternelle célibataire).
Au sein des relations hétérosexuelles non-exclusives, la reproduction / l’exacerbation des rapports de pouvoir
Le féminisme matérialiste et la méfiance vis-à-vis de la reproduction des rapports de pouvoir
Une approche “matérialiste” (considérant les inégalités comme l’effet d’un rapport de pouvoir actuel entre des groupes humains) peut également amener à mettre en cause l’éloge fondamental de la non-exclusivité comme autonomisation des femmes.
Il ne s’agit pas de rejeter fondamentalement toute forme de non-exclusivité impliquant des relations hétérosexuelles (comme c’était le cas dans l’argumentaire radical présenté dans la deuxième partie). Il s’agit plutôt de regarder cette dernière avec autant de méfiance que l’exclusivité. Certes, l’exclusivité sexuelle-amoureuse constitue une dimension historiquement centrale du sexisme. Mais si le sexisme correspond bien à un rapport de pouvoir structurel, il y a fort à parier qu’il se reproduise aussi hors d’un cadre exclusif. Ceci, à défaut d’une lutte partagée et soutenue contre une telle reproduction.
La reproduction possible des rapports de pouvoir
D’abord, il n’y a pas de raison que le contrat de non-exclusivité soit a priori plus égalitaire que le contrat d’exclusivité.
Le rapport de pouvoir pourrait s’exercer dès l’établissement de l’accord de non-exclusivité. Cet accord serait alors égalitaire en droit (chaque personne peut aller voir ailleurs), mais inéquitable en fait (une personne a plus à y gagner qu’une autre, voire l’autre y perd). On trouve des témoignages de femmes (entre autres) qui se sont retrouvées forcées à accepter le polyamour alors qu’elles auraient préféré l’exclusivité.
Ensuite, on ne voit pas a priori pourquoi tous les mécanismes de dépendance et/ou d’exploitation en termes de charges mentale et affective, à l’œuvre dans les relations hétérosexuelles exclusives, ne tendraient pas à se reproduire (de manière sans doute transformée) dans les relations non-exclusives.
L’exacerbation possible de certains mécanismes de pouvoir
Certains mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans les relations hétérosexuelles pourraient même être, non simplement reproduits, mais même aggravés par la non-exclusivité. S’il y a davantage de libertés et moins de règles, en individualisme plutôt qu’en altruisme relationnel, les personnes dominantes profitent davantage de cet état de fait :
1 — Émergence “spontanée” de structures relationnelles hautement patriarcales :
- Les hommes sont globalement à l’initiative des relations (comme hors polyamours) mais se trouvent en situation de plus grand choix, alors que les femmes sont en situation passive. Ils se retrouvent en position dominante de plusieurs relations à la fois, accumulent davantage d’expérience (voire de prestige) et en retirent encore davantage de pouvoir.
- Les hommes les plus désirables concentrent les relations sans que cela ne suscite de méfiance. Les groupes d’amies et/ou d’amoureuses se retrouvent parfois être des stéréotypes patriarcaux, au sein desquels les hommes plus âgés sont au centre des systèmes (organisent les soirées et sorties, etc.).
- En miroir, certaines femmes polyamoureuses plus âgées et/ou correspondant moins aux normes esthétiques dominantes, pourront avoir du mal à trouver ne serait-ce qu’une seule partenaire. Au contraire, des femmes plus jeunes et correspondant davantage aux normes esthétiques seront sur-sollicitées (jeunisme et aphrodisme misogynes).
2 — Transformation et banalisation de la situation de “maîtresse” :
Dans une relation propriétaire, la troisième personne (souvent une femme) est dans une position indécente pour elle-même et l’infidèle, en ce qu’elle contrevient aux bonne mœurs, à la norme traditionaliste. La maîtresse est socialement marginalisée, ses intérêts ne sont pas pris en compte (ou alors en secret). Dans les situations polyamoureuses, s’il existe un couple historique et hors anarchie relationnelle, cette situation de troisième personne peut être assumée mais les relations restent souvent hiérarchisées. La troisième (ou quatrième, ou cinquième…) personne est moins écoutée. Ses intérêts continuent d’apparaître comme moins légitimes ou d’être moins pris en compte. La relation de pouvoir peut être explicite sous la forme d’un couple historique en relation principale, avec parfois droit de veto, et des relations secondaires.
3 — Les risques sont multipliés :
- Démultiplication des risques pour les femmes, que ce soit les MST ou les grossesses non-désirées, la charge de l’enfant restant souvent à la charge de la femme en cas de rupture.
- Notons cependant encore ici que le polyamour ne rime pas systématiquement avec plus grand nombre de relations sexuelles, relations courtes ni même avec risques de MST (les polyamoureuses n’ayant pas besoin de mentir pour justifier une réintroduction de protections lors de leurs ébats).
- Démultiplication des risques d’abus lorsque les relations sont plus nombreuses.
4 — Risque d’une distribution encore plus déséquilibrée des tâches
Du simple fait de la pluralité des partenaires, mais aussi du fait des contraintes spécifiques engendrées par la non-exclusivité :
- Démultiplication de la charge mentale.
- Démultiplication de la charge affective. Le travail de care, de maintien des différentes relations, de gestion des émotions, de prise en charge des ruptures… étant principalement assumé par les femmes.
- Ceci est particulièrement vrai dans la vision libérale du polyamour. Selon celle-ci, en théorie, “chacun est responsable de ses émotions”. Ceci aboutit souvent, dans les faits, à des situations où c’est aux femmes de gérer, non seulement leurs émotions propres (pour éviter de subir une condamnation parfois violente de leur jalousie*), mais celles de toutes les personnes impliquées.
*Cette norme de devoir digérer ses propres émotions est particulièrement imposée aux femmes. L’expression de la colère ou de la jalousie trouvent, selon nos expériences personnelles, un soutien plus fort lorsque c’est un homme qui s’exprime que lorsque c’est une femme.
Le polyamour et les normes relationnelles
Polyamour et déstabilisation des normes relationnelles hétérosexuelles
Les rôles de genre stéréotypés et hiérarchiques
Les rapports de pouvoir passent par la mise en place de rapports de dépendance et/ou d’exploitation, mais aussi par la reproduction de rôles de genre stéréotypés et hiérarchiques.
Ces rôles impliquent notamment une distribution inégale, non pas (simplement) de la charge mentale, mais encore de la charge affective, ce que beaucoup de féministes ont théorisé sous l’expression de “travail de care”. Autrement dit, le rôle de la femme sera d’alimenter constamment la relation sur un plan affectif, d’assurer un soutien émotionnel à son partenaire, d’essayer (souvent péniblement) d’établir une communication des émotions et attentes respectives.
Le polyamour comme réinvention possible des règles de la relation hétérosexuelle
Le rapport entre la volonté féministe de subvertir ces rôles de genre, et l’éloge de la non-exclusivité sexuelle-amoureuse, n’est pas évident. Néanmoins, le polyamour oblige (au moins de manière minimale) à réinventer les règles de la relation amoureuse. Il est ainsi parfois rappelé aux polyamoureux par les gardiens du patriarcat que des “vrais mecs” ne laisseraient pas leurs conquêtes avoir plusieurs partenaires. Ou encore que de ne pas trouver de problème à ce qu’une femme soit heureuse avec un·e autre (voire à se réjouir de son bonheur), fait planer un doute sur la virilité de son compagnon. (Attention : le fait de ne pas être un « vrai mec » ou de manquer de virilité ne devrait pas de leur bouche se comprendre comme un compliment.)
On peut alors penser que les hommes seront davantage conduits à prendre part à l’élaboration et au maintien de la relation, à l’établissement d’une bonne communication, que lorsque la relation disposait de modèles préétablis sur lesquels s’aligner. Les hommes seraient conduits à sortir du rôle du “mec silencieux et taciturne”. Ils apprendraient, d’abord, à réfléchir sur leurs émotions et attentes et à les exprimer. Ensuite, à prendre en compte les émotions et attentes (même implicites) de l’autre.
Le polyamour comme mise en question de la distinction hiérarchique entre amour et amitié
La distinction et hiérarchisation nettes entre deux modèles relationnels, l’amitié et l’amour, se voit aussi mise en cause. Cela, sans que cela implique forcément un effacement de la distinction, comme cela tend à être le cas dans l’anarchie relationnelle.
Le polyamour peut en effet conduire à brouiller les frontières entre le très hétéronormé “amour” d’une part (orageux, fait de sentiments violents et indicibles) et la moins hétéronormée “amitié” d’autre part (plus paisible et transparente, mais aussi plus plate). L’amoureuse (ou l’amoureux) peut devenir la confidente.
Les normes de beauté sont également remises en question. Les polyamoureuses appartenant à la communauté poly et sortant des normes genrées (pilosité, minceur, musculature, caractéristiques psychologiques…) subissent (du moins en moyenne et dans une certaine mesure) moins de rejet qu’en dehors de cette communauté. Ceci peut s’expliquer en partie par le grand nombre de féministes (dont militantes) et de personnes non hétérosexuelles ou non cisgenres, participant à la déconstruction des normes de genre.
Polyamour et déstabilisation de l’hétéronormativité
Sexisme et hétérosexisme
Les arguments précédents peuvent être associés à un autre type d’argument féministe, qui peut prendre différentes formes, et qui lie ensemble sexisme d’une part, et hétérosexisme ou hétéronormativité (“le système de comportements, de représentations et de discriminations favorisant la sexualité et les relations hétérosexuelles”) d’autre part. Pour Adrienne Rich par exemple, “l’hétérosexualité obligatoire” est une “institution politique” qui marque la soumission de la sexualité des femmes au cadre patriarcal*.
*Bereni L. et al, Introduction aux études sur le genre, 2012.
Polyamour et possible remise en cause de l’hétérosexisme
Certes, le polyamour n’implique aucunement la déconstruction de l’hétérosexisme (cet article même, qui s’intéresse principalement aux relations hétérosexuelles, en témoigne). Néanmoins, la non-exclusivité rend possible l’exploration et même l’expérience simultanée des différentes orientations amoureuses, et à ce titre peut contribuer à la remise en cause de l’hétérosexisme.
Il est tout à fait remarquable que parmi les personnes polyamoureuses, celles appartenant à la communauté polyamoureuse se déclarent en grande partie non-hétérosexuelles. Un questionnaire sur le groupe Facebook (public) “polyamour” a permis de constater que le nombre de personnes s’y déclarant bisexuelles ou pansexuelles était bien supérieur au nombre de personnes s’y déclarant hétérosexuelles. A la question “Comment définissez-vous votre orientation sexuelle principale ?”, n’autorisant qu’une seule réponse par personne…
- 55 personnes ont déclaré “pansexuelle”
- 41 personnes ont déclaré “hétérosexuelle”
- 27 personnes ont déclaré “bisexuelle”
- 2 personnes ont déclaré “asexuelle”
- 0 personnes ont déclaré “homosexuelle”
- 24 personnes ont opté pour 6 autres choix (relevant la plupart d’une définition large de la bisexualité)
Cette corrélation ne peut permettre de connaître dans quel sens a lieu la causalité, mais nous pouvons noter que :
- Le polyamour permet aux pansexuelles ou bisexuelles d’entretenir plusieurs relations sexoaffectives simultanées avec des personnes de genres différents.
- Le polyamour témoigne d’une remise en question effective des normes sociales, s’accompagnant statistiquement d’une remise en question d’autres normes sociales (hétéronormatives, patriarcales, spécistes, etc.).
- Le fait que les occasions d’avoir des pratiques sortant de l’hétérosexualité ou l’homosexualité strictes soient répandues dans les milieux poly (sexe à plusieurs, partage de l’intimité avec des co-amoureuses, pratique de la sexualité positive…).
- Le fait de faire partie (entre autres) d’un groupe social où les hétérosexuelles et l’hétéronormativité, mais aussi la biphobie, sont moins présentes permet de s’affirmer plus facilement non-hétérosexuelle.
(Ces deux derniers arguments sont cependant dépendant du degré d’appartenance de l’individu à la communauté polyamoureuse.)
Le très faible nombre d’homosexuelles dans la communauté polyamoureuse peut aussi intriguer. Plusieurs hypothèses* (ne s’excluant pas) peuvent être envisagées à ce sujet.
Une première hypothèse relève de questions de communautés. Les personnes homosexuelles auraient déjà la possibilité d’intégrer une communauté solidaire (la communauté homosexuelle). Communauté au sein de laquelle, de surcroît, la pression à la monogamie (du moins, à la monogamie sexuelle) est en moyenne bien moindre qu’en son dehors. Les personnes homosexuelles auraient à ce titre moins d’intérêt à intégrer la communauté polyamoureuse (dont relève le groupe facebook dans lequel a été réalisé le questionnaire). Il est à ce titre possible que la majorité des polyamoureuses (de fait) soient queer, mais ne se revendiquent pas polyamoureuses. A fortiori, elles pourraient avoir des difficultés à s’identifier comme faisant partie de la communauté polyamoureuse, si elles la perçoivent comme une communauté majoritairement hétérosexuelle et/ou bisexuelle.
Une deuxième hypothèse serait que l’homosexualité et l’hétérosexualité strictes se construisent -en partie- socialement, dans leur opposition mutuelle au sein d’une société très hétéronormée. Les personnes aux pratiques exclusivement homosexuelles (tout comme hétérosexuelles) auraient tendance, en intégrant la communauté polyamoureuse, favorable à la bissexualité, à adopter une forme de bisexualité.
Attention : l’idée qu’une attitude socialement construite (plutôt que “naturelle”) soit nécessairement “mauvaise” peut être vue comme une des origines de nombreuses discriminations. Qu’une orientation sexuelle puisse hypothétiquement être davantage d’origine biologique (et non sociale) ne signifie absolument pas qu’elle soit moralement plus (ni moins) préférable.
Une troisième hypothèse serait que le rejet des polyamoureuses en tant que telles (polyphobie) existe aussi dans la communauté homo. S’affirmer polyamoureuse entrainerait alors une marginalisation au sein de cette communauté, en plus de restreindre encore plus le nombre de partenaires potentielles.
*Il s’agit ici juste de quelques hypothèses, les facteurs à prendre en compte étant probablement nombreux.
Les limites de cette remise en cause
Néanmoins, deux raisons de modérer l’idée d’une faible hétéronormativité du milieu polyamoureux peuvent être soulevées :
- Certes, la proportion de femmes bisexuelles assumées semble bien plus importante chez les polyamoureuses que dans la population générale. Elle l’est cependant de manière moins écrasante chez les hommes. Ceci peut être analysé comme le signe que l’hétéronormativité est peut-être plus forte pour les hommes, dans le milieu poly comme dans le reste de la société.
- Les relations homosexuelles sont-elles réellement mises sur le même plan que les relations hétérosexuelles, tant par les personnes qui les vivent que par leur entourage (poly ou non) ?
Polyamour et exclusivité : 2 normes ?
La possibilité du choix entre exclusivité et non-exclusivité
L’existence du polyamour comme alternative possible est en soi émancipatrice parce qu’elle apporte une possibilité de choix. L’existence de ce choix permet la libération de l’injonction sociale à la monogamie, qui est (comme nous l’avons vu dans le second article) bien plus pesante pour les femmes que pour les hommes.
La non-exclusivité : une nouvelle norme ?
Cependant, dans des systèmes où l’amour libre (dont le polyamour) devient une norme, la non-exclusivité peut se transformer en nouvelle injonction sociale prenant la place de l’injonction à la monogamie.
Dans les années 70, au sein de certains milieux, désirer la monogamie (voire refuser de coucher avec certains hommes) pouvait exposer à des accusations de « petite bourgeoise coincée », “aliénée” ou “mal déconstruite” (pour utiliser un terme anachronique).
De nos jours, le courant féministe pro-sexe qui tend à s’imposer sur les réseaux peut aggraver (malgré lui) la diffusion de discours pro-polyamour se rapprochant d’une “injonction à s’émanciper”.
Quelques nuances à l’idée d’une normativité du polyamour
Il existe néanmoins dans le milieu polyamoureux une opposition culturelle à la constitution de normes contraignant le choix éclairé des individus, ce qui pourrait permettre d’éviter de reproduire à grande échelle une telle “injonction à s’émanciper”.
De plus, nous sommes encore loin d’une “mode” de l’amour non-propriétaire telle que celle des années 70 (qui n’a elle-même touché qu’une frange de la population). Le polyamour est donc encore bien loin de pouvoir imposer de telles contraintes culturelles.
Conclusion et perspectives
Pour un matérialisme historique et intersectionnel
Il nous a semblé important au long de cette série d’articles de pointer les risques que peuvent comporter toute forme d’essentialisation du sexisme ou du polyamour.
Un matérialisme vraiment historique conçoit les rapports de pouvoir, non pas comme des essences existant indépendamment de configurations sociales et historiques particulières, mais comme :
-
des rapports mutuellement co-dépendants. Le sexisme n’existe et ne peut être analysé que dans les rapports particuliers qu’il entretient, dans une configuration socio-historique donnée, avec les autres rapports de pouvoir à l’oeuvre. C’est ce que vise à désigner le concept d’intersectionnalité.
(Notons d’ailleurs que cet article pèche par l’absence quasi-totale d’analyses intersectionnelles, reproduisant la fâcheuse tendance à faire de l’intersectionnalité un mot d’ordre rarement appliqué…) - des rapports évolutifs. Les rapports de pouvoir se reproduisent de manière constamment transformée. Certes, le sexisme s’est historiquement incarné dans une norme d’exclusivité unilatérale, dans l’appropriation domestique, dans l’objectification sexuelle, etc.. Mais cela ne veut pas dire que tous les rapports de pouvoir entre hommes et femmes ont toujours pris et prendront toujours ces formes-là. A l’inverse, cela ne veut pas dire que l’abolition de ces pratiques sexistes marquerait la fin du sexisme.
Dans cette perspective, chercher à analyser les effets des rapports de pouvoir entre les différents groupes sociaux, ne peut consister à identifier des pratiques sociales qui seraient “essentiellement” et définitivement sexistes (ex : la prostitution, la pornographie, le port du voile, etc.), et d’autres qui seraient “essentiellement” émancipatrices (les relations sexuelles-amoureuses non-exclusives, les relations non-hétérosexuelles, etc.).
Une telle identification est nécessairement normative : elle énonce ce que serait un comportement révolutionnaire ou progressiste ; elle identifie d’autres comportements à l’exercice de la domination (du côté des personnes dominantes) et/ou à l’expression d’une aliénation (du côté des dominées).
Application au cas des relations sexuelles-amoureuses hétérosexuelles, exclusives ou non-exclusives
Autrement dit, les relations sexuelles/amoureuses non-exclusives en général, et le polyamour en particulier, ne peuvent être considérés en soi, ni comme un outil d’émancipation, ni comme une aggravation de la domination. Exclusivité et non-exclusivité sexuelles et/ou amoureuses constituent des pratiques sociales s’inscrivant dans des sociétés sexistes. Elles sont à ce titre traversées par des rapports de pouvoir (notamment dans le cas des relations hétérosexuelles). Ces rapports de pouvoir s’exerceront de toute façon de différentes manières dans un cadre exclusif et dans un cadre non-exclusif.
Certes, l’exclusivité sexuelle et amoureuse fait partie d’un modèle traditionnel, fortement hiérarchisé et stéréotypé, de la relation amoureuse ; un modèle de surcroît hétérosexiste, et qui opère une distinction et une hiérarchie nettes entre les formes relationnelles.
Mais ce n’est pas pour autant qu’il ne peut pas être réinventé de manière émancipatrice pour les deux partenaires. Nombre des avantages du polyamour pourraient en effet tout à fait se retrouver au sein d’une relation exclusive hétérosexuelle cherchant à lutter de manière partagée et soutenue contre la reproduction des rapports de pouvoir en son sein. Nous connaissons des relations hétérosexuelles exclusives où les deux partenaires s’emploient à distribuer équitablement les charges mentale et affective, et qui vivent leur relation non comme une contrainte ou une mise sous tutelle, mais comme une source d’épanouissement mutuel. Tout comme nous connaissons des relations hétérosexuelles exclusives qui reproduisent un modèle fortement hiérarchisé et stéréotypé.
Le cas des relations non-exclusives en général, et du polyamour en particulier, est analogue. L’exclusivité constitue certes l’un des aspects sous lesquels le sexisme a pu historiquement s’exercer, mais son refus n’est pas synonyme d’émancipation automatique. Sous couvert d’un progressisme trop confiant voire servant d’excuse, il peut donner lieu à des formes relationnelles qui reproduisent d’autres aspects historiques centraux du sexisme (l’objectification sexuelle, la distribution inégale du travail affectif, etc.).
La lutte partagée et soutenue contre la reproduction des rapports de pouvoir au sein des relations, est donc aussi nécessaire dans le cas des relations non-exclusives que dans celui des relations exclusives.
On peut considérer que le terme de “polyamour”, par distinction avec la simple non-exclusivité sexuelle/amoureuse, inclut au moins dans l’une de ses définitions possibles un tel engagement éthico-politique. C’est ce qui peut être désigné comme un “polyamour politique”, par distinction avec un polyamour-orientation (qui désignerait le simple fait de désirer et/ou pratiquer la non-exclusivité sexuelle-amoureuse). Qu’est-ce qu’un tel polyamour politique pourrait impliquer, concrètement ? Par exemple : une réflexion en commun sur la répartition du travail de communication des attentes et émotions, sur celle du travail domestique et de la charge mentale, sur la construction sexiste et hétérosexiste des genres et des sexualités… Ces pistes présentent à la fois des analogies et des spécificités par rapport aux réflexions concernant les relations exclusives déjà disponibles au sein du féminisme.
Tout ceci implique néanmoins que l’exclusivité sexuelle-romantique cesse d’être, comme c’est encore le cas dans la plupart des milieux sociaux, la seule option envisageable. Que chaque personne puisse faire un choix informé et enthousiaste en faveur de l’exclusivité ou de la non-exclusivité (en fonction de son histoire, de ses désirs et attentes, en même temps que de ceux de sa ou ses partenaires potentielles).
Références disponibles sur le blog Les questions décomposent.