Pourquoi ce texte sur l’amour, pris dans son sens le plus vaste qui soit, et sujet difficile s’il en est ? Pour une raison au départ très simple : ce texte est en effet ce que je pourrais appeler un « cri du cœur de la raison » face aux aberrations et aux injustices criantes générées par les sentiments amoureux de quelque sorte qu’ils soient, et aussi (ce que je tiens à souligner et qui est très grave à mon avis) entièrement cautionnées par la société et la morale.
Ce que j’entends par aberration, précisons-le tout de suite, c’est une tendance (au mieux démarches, comportements, réactions... au pire morale ou idéologie) qui tient d’une source totalement irraisonnée et hors de toute logique. Cela ne suppose évidemment pas forcément la méchanceté consciente de la personne concernée, mais simplement la nécessité de « décortiquer » un peu le phénomène en question et de remettre les choses à leur place.
Il ne s’agit pas de grandes aberrations dans le style « il délaisse femme et enfants pour partir avec sa maîtresse » ou « il se suicide parce qu’il a été plaqué »... (où là, effectivement, on reconnaît volontiers le côté « fou », pathologique de la chose), mais d’anomalies cachées, de comportements d’apparence beaucoup plus modérés, d’autant plus insidieux qu’ils se trouvent normalisés, justifiés même par la morale et les usages sociaux, de telle sorte qu’il apparaîtrait même inconvenant dans certains milieux de les contester.
Je ne suis pas à proprement parler un écrivain-philosophe-essayiste... ou quoi que ce soit de ce genre, mais simplement quelqu’un qui a pris l’habitude de réfléchir sur tout ce qui peut nous arriver dans la vie (événements, comportements, société...) en dehors de tout embrigadement moral, et qui a réalisé combien cela pouvait être primordial pour avancer dans la vie. Savoir ce que l’on fait, et pourquoi on le fait (oui, c’est tout à fait possible).
Les quelques réflexions qui vont suivre me sont donc venues à la suite d’expériences ou d’observations :
Comment un type qui commence à sortir avec une fille (de façon tout à fait légitime au départ) peut-il prétendre supprimer dix ans d’amitié entre cette dernière et un autre homme ? La liaison amoureuse a-t-elle réellement le droit de préséance sur la relation amicale, et sur quoi éventuellement se fonderai-t-elle ?
Pourquoi associe-t-on systématiquement l’amour à certains comportements égoïstes, à tel point que l’on remettra en question mon sentiment si je choisis, moi, de respecter la liberté de celui que j’aime ?
Pourquoi devrait-on subir des agissements plus que désagréables de la part d’une personne qui se prétend amoureuse, simplement parce qu’on lui a opposé un refus ? Où est le respect là-dedans, et pourquoi cherche-t-on à justifier (!) tout cela ?
Ce qui m’inquiète beaucoup dans ce genre de situations (qui ne sont pas les seules d’ailleurs), c’est que l’on tente de justifier ce qui n’est pas justifiable. Tout au plus peut-on l’expliquer (ce que j’essaye de faire ici).
Première chose : qu’est-ce donc que ce fameux « amour » ? À quel moment et dans quelles circonstances parle-t-on d’amour ? (Excellentes questions, je vous remercie de me les avoir posées !) Je ne m’étendrais pas sur le sujet, car ce n’est pas à proprement parler celui de ce texte, et il est vrai qu’il nécessiterait à lui tout seul un livre entier. Cependant, il me semble avoir trouvé un point commun qui relie des sentiments aussi apparemment diversifiés (voire opposés) que celui de l’amant pour l’objet de son désir, du croyant pour son Dieu, des parents pour leurs enfants, de l’esthète pour une œuvre d’art... ou même (dans une certaine mesure) du maître pour son animal. En effet, dans toutes ces situations où il est question d’amour, une chose ressort : il s’agit à chaque fois d’un sentiment totalement incontrôlé, souvent injustifié (et de toutes manières donné comme injustifiable de nature), subjectif en diable, totalement indépendant du raisonnement. « C’est un enfant de Bohème. »
Deux remarques quand même :
D’une part, ce caractère incontrôlé et injustifiable me paraît constituer le seul aspect pouvant caractériser l’amour en général (je ne tiens donc pas compte des mille et une manière d’aimer).
D’autre part, cette même caractéristique, à mon avis, différencie nettement le sentiment amoureux du sentiment amical, lequel bien que souvent doté d’une composante réellement affective, reste beaucoup plus lié à l’estime et au mérite. Une amitié se justifie, pas un sentiment amoureux.
Troisième chose, on s’aperçoit que l’amour dépasse de loin le simple cadre de la relation de couple, et que l’acception du terme (du moins celle qui est la mienne à l’heure actuelle) reste très large.
Dans tous les cas, il est donc quasiment « interdit » de se poser des questions (c’est flagrant pour les religions ou autres idéologies du même genre ; on le dissimule plus ou moins bien dans les autres cas). On doit l’accepter comme un dogme et ingurgiter sans broncher toute la morale qui va avec, même si c’est au mépris du bon sens.
Mais qu’est-ce en réalité que l’amour, sinon un simple dérangement psychique, qui peut nous faire perdre le contrôle de nous-mêmes et le sens des réalités ? Une sorte de dépendance « pathologique » vis-à-vis de quelqu’un ou de quelque chose, semblable à la dépendance vis-à-vis d’une drogue... Autant on admet le caractère anormal de la dépendance à la drogue, autant l’amour rend la société aveugle au même titre que l’amoureux : aberrations donc, nonrespect de la liberté, valeurs amoureuses traditionnelles en désaccord total avec la nature humaine (problèmes classiques de la vie de couple liés à son aspect relationnel souvent forcé, souffrances réciproques dues à la « nécessaire » exclusivité amoureuse et à son corollaire, la possessivité jalouse...).
Ceci dit, je désire cependant atténuer la noirceur du tableau évoqué jusque-là (!), et rendre justice au sentiment-émotion, qui joue un rôle très important dans notre fonctionnement (non, rassurez-vous, je ne l’oublie pas !). Des sentiments violents comme la colère, l’angoisse ou la peur sont là pour nous pousser à réagir instantanément dans des situations de danger extrême. Que deviendrait en effet notre monde sans émotion ? Un monde sans excès, sans mouvement social, sans création artistique, sans chaleur d’aucune sorte... Quand on tente d’imaginer par ailleurs ce qu’aurait pu donner notre même monde, amputé de toute réflexion raisonnée, on se rend vite compte qu’émotion et réflexion sont en réalité deux composants absolument indispensables l’un à l’autre. L’essentiel en fait serait que la réflexion (la raison) ne nous transforme surtout pas en robots glacials, et que les émotions, quant à elles, ne nous fassent pas faire n’importe quoi en nous privant de tout esprit critique. S’il faut assurément être capable de laisser parler l’émotion (et donc l’amour, puisque l’amour est 100 % émotion), il faudrait aussi être capable d’en garder le contrôle permanent, et ne pas la laisser déborder l’« autorité » et prendre le commandement du navire. Or, si la capacité de contrôle du raisonnement sur l’émotion me paraît malheureusement assez indépendante de la bonne volonté des individus, on peut en revanche susciter la critique et la mise à distance vis-à-vis de la morale. Mais revenons à nos moutons.
L’amour, que je pourrais donc qualifier de dépendance affective irraisonnée à un être (humain, animal, imaginaire...), à une chose ou même à une notion, peut en fait revêtir tous les degrés d’intensité (je les ai moi-même vécus), de la simple petite attirance à l’amour-fou. Il peut être évolutif, s’insinuer sournoisement, éclater comme un soleil, disparaître, revenir. Il peut aussi (et ça, je le sais d’expérience) se porter sur deux ou même trois personnes, de façon aussi sincère pour les unes que pour les autres. Le sentiment amoureux (pris ici dans son sens « classique ») relève en effet du plus profond de l’individu et ne peut être qu’une affaire personnelle. Autant d’êtres humains, autant de manières d’aimer. En ce qui me concerne, il m’est arrivé d’aimer deux personnes à la fois. S’agissant justement de deux personnes différentes, avec leur identité propre, leur être, leur vie passée, leurs charmes respectifs, je ne peux de toute évidence éprouver deux sentiments radicalement différents eux aussi, rigoureusement incomparables. N’en aimer (choisir) qu’une relèverait de la négation de l’autre dans son identité.
Dans le même ordre d’idées, je me permets de penser que l’amour-passion classique, tel que nous les inculquent les idéaux issus de la culture judéochrétienne, reste une illusion, une monstrueuse tromperie que l’on se monte à soi-même. En effet, peut-on réellement appeler amour une relation où l’on s’autorise délibérément à piétiner la liberté de l’autre (la liberté est quand même le tout premier des droits mentionnés dans la Déclaration des droits de l’homme !). Encouragé en cela par le soutien absurde de la morale, on nie la personnalité du partenaire pour mieux s’approprier son image idéalisée... Le sentiment se portant ainsi sur une idéalisation personnelle de l’aimée, on en arrive en réalité (là encore !) à une véritable négation de l’autre dans son identité propre. (Je précise bien une fois de plus que la jalousie en elle-même, si atroce soit-elle, pourrait se voir réduite à une simple souffrance mentale, si les principes moralisateurs ne s’en mêlaient point). On ne pardonne rien, on ne cherche pas à comprendre l’autre dans sa différence ; en clair, l’amour semble souvent incompatible avec le simple respect. Est-ce normal ?
Le plus étonnant, c’est que si l’on accepte enfin de considérer la relation amoureuse d’un œil plus lucide, plus objectif, on se rend vite compte que ladite relation, loin de se désincarner froidement, y gagne au contraire en sincérité et en chaleur : ce contrôle raisonné, celui-là même qui peut conduire à une indépendance ou à des propos parfois un peu douloureux pour l’aimée, se révèle en réalité le seul qui puisse réconcilier l’amour avec le respect et la véritable justice, sans possessivité, sans violence, sans reproches injustifiés. De cela, on devrait se souvenir un peu plus souvent.
Je terminerai enfin en évoquant une dernière fois l’amour très spécifique du croyant.
Le parallèle entre ce dernier et l’amour charnel classique est en effet assez intéressant à établir, dans la mesure où dans ce domaine, à textes religieux égaux ou presque, chaque croyant a aussi « sa » manière de croire et d’aimer son Dieu. Chacun y trouve son compte en harmonisant sa croyance (son amour) avec ses penchants, autant que faire se peut, bien sûr. Il est notable que les religions monothéistes engendrent le même phénomène d’exclusivité dans l’amour, et là aussi l’aberration des comportements extrémistes, du fait d’individus dépersonnalisés, dépossédés de tout pouvoir de réflexion, d’analyse ou de critique. D’autres en revanche arrivent à « danser dans les chaînes », tels les philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles, que j’admire pour leur capacité à développer une grande indépendance de pensée malgré leur adhésion aux religions catholique ou protestante.
J’en profite au passage pour souligner l’ingéniosité dont peut faire preuve le raisonnement, lorsqu’il se trouve dépassé, pour « composer » avec l’ennemi et utiliser des voies détournées pour garder un aspect logique dans l’ensemble. Et ce pour le meilleur (comme j’ai pu le souligner plus haut), mais aussi hélas pour le pire (les théories intellectuelles racistes, basées sur le plus primaire des réflexes, en sont malheureusement un bon exemple). Il ne faut pas oublier qu’à l’irrationalité de l’amour répond, comme un écho ou parfois un aboutissement, l’irrationalité de son alter ego, la haine.
Source : « Au-delà du personnel. : Pour une transformation politique du personnel. » recueil de textes rassemblés par Corinne Monnet et Léo Vidal (Édition Atelier de Création Libertaire, 1997)