La culpabilité est un petit verrou qui empêche de se penser en sujet sexuel dans tous les secteurs de sa vie quotidienne. Nous sommes des êtres « désirants », c’est entendu, mais nous ne sommes pas des êtres aimants tout au long de la journée. Et pourquoi donc ?
Quand je parle de culpabilité, je ne parle évidemment que du sentiment de culpabilité, ce sentiment de faute plus ou moins angoissé, cette petite gêne que l’on éprouve et qui surgit à la suite d’un conflit entre ses pulsions instinctuelles, son moi auto-désigné comme fautif et son surmoi, auto-accusateur.
Une des victoires du polyamour peut aussi s’envisager sous cet aspect : ce serait l’expression simple d’une libération de l’incarcération sociale, celle-ci s’exerçant à travers les mots qui régissent la segmentation des activités, et ce jusqu’à la construction des projets personnels.
L’emprisonnement est subtil comme tous les ligotages sémantiques et agit plus par omission que par affirmation. Ainsi, quand je dis « la sexualité d’un individu est toute son histoire », je passe facilement pour un fou ou au moins pour quelqu'un qui n’a rien compris. Dans le meilleur des cas, on me fait le procès d’intention de vouloir mêler du sexe où il ne devrait pas y en avoir…
Parce que le discours autour de la sexualité n’est imbriqué à aucun autre, pas celui du métier, par exemple, ni à celui des fêtes de famille ou de la scolarité. Pourtant, les choix de métier sont encore largement sexués, à table on donne du plaisir à tout le monde, mais si on révèle assez facilement un tournemain culinaire, on va avoir beaucoup de mal à deviner quelle est la caresse intime préférée. Et la mixité, récente, des écoles permet des résultats bien particuliers selon que l’on est « amoureux » ou pas.
Pourtant on fait sans cesse l’expérience de son corps et de son sexe. Mais faute de pouvoir désigner des appétences logiques, par manque de mots et de dialogue, on se débat comme on peut pour s’inscrire dans sa vie, dans la vie, dans la vie des autres.
Dans le cheminement qui mène à l’acceptation de son ambition polyamoureuse, il y a quelques étapes fortement marquées par un combat individuel pour à la fois s’affranchir des valeurs intériorisées et affirmer sa quête.
J’en vois trois importantes. La première est la découverte de son corps, de ses besoins, de ses capacités, la deuxième est la prise en compte de l’autre, la troisième est l’insertion dans une organisation sociale.
La première est sans doute la plus délicate ou la plus dangereuse parce qu’elle intervient à un moment où l’individu est encore soumis à des autorités de fait. Se masturber, caresser des corps ou faire l’amour ne fait jamais l’objet d’une permission et s’il y a prescription, elle est le plus souvent prohibitive. La deuxième, tout aussi cruciale, résulte à la fois de ce que l’on a obtenu de soi-même dans l’exploration des pratiques sexuelles et des pratiques sociales. La troisième enfin est la martingale des deux premières, clé de la vie qui se réalise comme une transmission d’autorité.
Chacun a sa propre combinaison, son propre temps d’expérimentation et ses propres sanctions positives ou négatives de sa recherche. Parfois même l’ordre diffère…
Mais détruire sa culpabilité n’est que le premier pas vers le polyamour.
Ce n’est pas tant la société avec les règles qu’elle véhicule qu’il faut changer, mais d’abord notre capacité à nous affirmer dans nos choix, c’est-à-dire à détruire cette culpabilité que nous générons, qui nous censure, nous auto-censure. Sans se tromper de combat, ni d’étape.
Cela ne peut être qu’une démarche individuelle même si on peut collectivement s’entraider, ce que l’on fait très bien ici. Je perçois souvent, même ici, dans le désir d’une société où le polyamour serait une forme habituelle de relations amoureuses l’aspiration masquée à une permission de s’épanouir sexuellement. Ne serait-ce que (par exemple) dans le rejet du concept d’amour dans les relations plurielles. Comme si le premier frein, à savoir la découverte comme l’usage de son corps et de ses besoins, était définitivement le seul pertinent à desserrer.
Il y a dans les fils de discussion ouverts en ce moment, une discussion dédiée à la redécouverte des sens et de la communication non-verbale des corps, lors des sympathiques soirées polyamoureuses.
Je participerai à une de ces soirées avec une certaine envie : se toucher, s’entendre, se sentir, se voir, se goûter est mon univers, j’ai beaucoup travaillé sur l’approximation des sens et sur la prééminence de la vue sur les autres, mais si on a besoin d’une mise en scène pour pallier son incapacité à toucher les autres ou pour s’autoriser à le faire, cela ne règle en rien le problème (si problème il y a) de son rapport aux sens, de son rapport au corps et à l'existence de l’autre, cela le masque simplement derrière un entraînement collectif qui peut devenir aussi conflictuel que ce que nous propose la société en l’état ; parce que ce serait possible uniquement et dans certaines conditions avec des polyamoureux, parce que cette technique doit d’une manière presque obligatoire recueillir l’adhésion de tous, et surtout parce que l’on assigne un objectif qualitatif à ces soirées : c’est bien de se toucher. En gros, je crains qu’une instrumentalisation ne se tapisse derrière cette belle idée, faisant fi des différences dans les parcours de chacun.
Mais chaque outil qui permettra de purger cette culpabilité quant à l’expression libre de son corps est bon à mettre en place, pour soi et avec les autres. La culpabilité se manifeste aussi dans cette petite gêne que l’on a avec son corps, avec le corps de l’autre, avec le corps des autres.
Je crois vraiment que c’est le premier travail à faire pour accéder à un mode de relations qui échappe à la doxa et pour faire face à l’inévitable pression morale, en attendant d’être assez nombreux à ne plus vivre sous le joug de cette culpabilité qui puise son origine dans une culture judéo-chrétienne, celle qui nous baigne.
Après, il reste à aimer. Et ce n’est plus une question de nombre.